Les 7 essais féministes du printemps

Comme le souligne la journaliste Marie Kirschen dans son ouvrage Herstory, il n’existe pas une histoire du féminisme mais des histoires des féminismes. Cette pluralité est mise à l’honneur sur les tables de nos librairies ces jours-ci avec des essais qui parlent de pop culture, de violence, de radicalité, de transidentité ou de racisme. De quoi se cultiver sur toutes les formes de féminisme qui nous entourent.

Herstory, histoire(s) des féminismes de Marie Kirschen, illustré par Anna Wanda Gogusey

Herstory Marie Kirschen

De quoi ça parle: Dans ce dictionnaire très complet et documenté, la journaliste Marie Kirschen nous embarque dans la pluralité des féminismes. Elle explore des concepts comme le genre, des courants théoriques comme celui du féminisme matérialiste et dresse des listes de recommandations de chansons ou livres engagés pour aller plus loin sur le sujet.

Pourquoi on le lit: Parce que le livre de Marie Kirschen est une bible, très accessible et complète qui propose un regard ouvert et critique sur des notions connues autant que sur des courants d’idées très pointus. La lecture et l’analyse de chaque concept est toujours fouillée, remise dans le contexte historique et géographique de son apparition et permet à chacun·e de se faire un avis, de lancer une conversation ou de remettre en question un stéréotype ou un a priori. Accompagné des illustrations pop et colorées d’Anna Wanda Gogusey, qui apportent une bonne dose de fraîcheur et de décalage, Herstory est le genre d’ouvrages à mettre entre toutes les mains pour comprendre que le féminisme se doit d’être pluriel, inclusif et vivant. Et qu’il est avant tout une source infinie de réflexions et de remises en question.

Paru aux éditions La Ville Brûle

 

Féminismes et pop culture, de Jennifer Padjemi

feminismes et pop culture jennifer padjemi

De quoi ça parle: La journaliste Jennifer Padjemi revient dans cet ouvrage personnel sur la manière dont la pop culture s’est emparée, ces dix dernières années, de nombreux sujets de société. 

Pourquoi on le lit: Si vous pensez que Grey’s Anatomy n’est qu’un soap sans intérêt politique ou que vous snobez le féminisme de Beyoncé, alors Jennifer Padjemi devrait vous faire changer d’avis. Elle démontre dans un ouvrage riche en références et en réflexions personnelles la force politique de séries comme Shrill, Orange is the New Black, Insecure ou de Skam, des chansons d’Aya Nakamura ou des prises de positions de stars sur des sujets de société. L’autrice pose aussi un regard critique sur la pop culture en s’interrogeant sur le féminisme washing ou sur le retard de la France en termes de représentations. Sur chaque sujet (la grossophobie, l’inclusivité, les personnages LGBTQI+, la représentation des femmes noires à l’écran…) elle montre son cheminement de pensée et n’hésite pas à laisser la place à ses propres doutes. C’est le cas lorsqu’elle évoque le cas d’Aziz Ansari, accusé d’agression sexuelle en 2018, qui la mène à une réflexion toute en nuances sur la “cancel culture”. Un panorama culturel et politique qui donne envie de commencer un rewatch de Grey’s Anatomy.

Paru aux éditions Stock

 

Chattologie, de Louise Mey et Klaire fait Grr

Chattologie

De quoi ça parle: Chattologie est l’adaptation en livre de la pièce de théâtre écrite par Louise Mey et jouée sous forme de seule-en-scène par Klaire fait Grr. 

Pourquoi on le lit: Chattologie est un ouvrage extrêmement complet pour se réapproprier un savoir historique et biologique sur les règles. Sauf qu’en plus d’être très précis et très documenté, il est aussi extrêmement drôle et politique. L’essai mélange des passages de bande dessinée, imaginés par Klaire fait Grr, et des textes de Louise Mey. Des acrobaties nécessaires à la pose correcte d’une cup aux dangers méconnus du choc toxique en passant par l’histoire de la contraception, les autrices passent en revue chaque aspect des menstruations. Avec toujours un ton incisif, une mise en contexte politique et le souci d’inclure toutes les femmes, et notamment les femmes trans, dans leurs explications. Une vraie somme sur le sujet!

Paru aux éditions Hachette

 

Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs, de Brit Bennett

Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs

De quoi ça parle: Les éditions Autrement ressortent la collection d’essais de l’autrice américaine Brit Bennett (qui a sorti à la rentrée dernière son deuxième roman L’Autre moitié de soi) dans une nouvelle édition.

Pourquoi on le lit: Parce que le regard de Brit Bennett sur l’Amérique contemporaine est particulièrement précieux. Elle s’est imposée outre-Atlantique comme l’une des voix les plus brillantes de sa génération. Le recueil comprend notamment l’essai titre (Je ne sais pas quoi faire des gentils blancs) qui l’a fait connaître, dans lequel elle explore ses sentiments après la mort de Michael Brown. Les autres textes, tout aussi essentiels, retracent l’émergence du mouvement Black Lives Matter, les manifestations racistes à Charlottesville, l’élection de Donald Trump… Brit Bennett s’exprime avec la même intelligence sur l’œuvre très masculine de Ta-Nehisi Coates, sur les représentations de l’esclavage dans la fiction, que sur le rôle des poupées noires dans la culture populaire. Vif et passionnant.

Paru aux éditions Autrement, traduit de l’anglais par Jean Esch

 

Afrotrans (ouvrage collectif)

Afrotrans

De quoi ça parle: Premier ouvrage de la maison d’éditions Cases Rebelles, Afrotrans est un recueil de textes rassemblés par Michaëla Danjé.

Pourquoi on le lit: Ce livre donne la parole à quatorze voix qui sont, comme l’explique Michaëla Danjé dans sa préface, “à la croisée d’une pluralité d’histoires afrodiasporiques et transnationales”. Pendant près de 300 pages, nous croisons des textes d’une grande profondeur qui explorent des formats aussi différents que les vécus qu’ils racontent: poèmes, interviews, essais, courtes nouvelles… Le travail de Cases Rebelles est particulièrement important puisqu’il laisse la place à des vécus et à des expressions trop rares en France. On y lit des histoires de familles, de voyages, d’identité, de danse, des expériences de femmes noires et trans. Il est souvent question de la série Pose, qui a eu le mérite de montrer la scène ballroom mais qui a aussi figé des identités et des vécus. À l’inverse, Afrotrans se fait le récit de la pluralité et montre l’importance d’accueillir toutes les paroles qui, quand elles viennent se confronter les unes aux autres, rendent le monde toujours plus complexe. Un travail essentiel.

Paru aux éditions Cases Rebelles

 

La Terreur féministe, de Irene

La Terreur féministe

De quoi ça parle: La militante Irene, connue sur Instagram sous le pseudo Irenevrose, dresse dans son essai le portrait de femmes de différentes origines qui ont toutes fait à un moment ou à un autre usage de la violence contre les hommes, des sufragettes à Valerie Solanas en passant par Jacqueline Sauvage.

Pourquoi on le lit: Irene part de ce lieu commun que l’on entend souvent: le féminisme n’a jamais tué personne. Pourquoi a-t-on si peur de la violence des femmes? Quel serait le risque de dérouler une pensée radicale à ce sujet? À l’heure où les débats sur la misandrie divisent, ce court essai questionne la passivité et rend hommage au destin de ces femmes qui ont riposté face aux violences patriarcales. En les faisant exister, en mettant en lumière leurs idées et en analysant leurs vies, Irene tord le cou au pacifisme du mouvement. Un essai stimulant.

Paru aux éditions Divergences

 

Scum Manifesto, de Valerie Solanas

Scum Manifesto DR

De quoi ça parle: Les éditions 1001 Nuits rééditent le Scum manifesto (Scum signifiant “society for cutting up men”, “Association pour tailler les hommes en pièces”), écrit et auto-édité par Valerie Solanas en 1967. L’autrice, connue pour avoir tiré sur Andy Warhol en 1968, y envisage d’éradiquer tous les hommes.

Pourquoi on le lit: Depuis sa première parution, le ton radical du texte de Valerie Solanas n’a eu de cesse de diviser les féministes. Sa réédition en 2021, après les polémiques autour des ouvrages de Pauline Harmange et d’Alice Coffin, tombe à pic. Exit la postface de Michel Houellebecq, remplacée par un texte de Lauren Bastide. Le texte de Solanas, en 2021 comme en 1967, est d’une violence anticapitaliste et misandre particulièrement cathartique. Son sens de la formule, son humour noir et sa férocité traversent les décennies: “les hommes sont des Midas d’un genre spécial: tout ce qu’ils touchent se change en merde”. A redécouvrir.

Paru aux éditions 1001 nuits, traduit de l’anglais par Emmanuèle de Lesseps

Pauline Le Gall 

Agatha Christie, une féministe qui s’ignorait

On sait peu de choses de l’autrice la plus traduite au monde. Méfiante des médias, elle passa sa vie à protéger sa vie privée. Parce qu’elle se confiait peu, parce qu’elle n’était pas à l’aise à l’oral, parce qu’elle n’était pas une intellectuelle, parce qu’elle était rondelette, le public et les universitaires ont cru qu’elle menait une vie morne et qu’elle n’était pas digne d’intérêt. Mais Agatha Christie est au moins aussi étonnante, pionnière et complexe que ses romans. Il est de plus en plus évident que cette femme qui s’opposait dans ses propos au féminisme menait en réalité une vie terriblement libérée et a offert au monde une œuvre qui dessinait les femmes comme les égales des hommes.

Chanson d’automne

Les sanglots longs des violons

Une femme libre

Née dans une famille conservatrice et conventionnelle en 1890, Agatha Miller, comme elle s’appelait alors, est une jeune fille de son époque. L’âge venu, elle se met à la recherche d’un mari. Elle se vante d’avoir reçu neuf demandes en fiançailles et d’avoir été fiancée deux fois! Elle finit par épouser le colonel Archibald Christie. Quoi de plus normal? C’est alors que sa vie s’éloigne véritablement de celles des jeunes femmes victoriennes qui l’entourent. Lors de la Première Guerre mondiale, elle s’engage comme infirmière bénévole avant de devenir assistante-chimiste dans un hôpital militaire. Elle obtient son diplôme de pharmacienne et acquiert une connaissance des poisons qui lui sera bien utile pour ses futurs romans. Pendant son temps libre, elle écrit son premier roman policier. Rapidement, elle devient une autrice qui vend et prend un agent pour être payée à la hauteur de ce qu’elle mérite. Elle divorce de son mari adultère. Peu de temps après, elle rencontre un homme de quinze ans son cadet, l’archéologue Sir Max Mallowan. Qu’importe le qu’en-dira-t-on, elle l’épouse. Quand arrive la Seconde Guerre mondiale, elle s’engage à nouveau dans une pharmacie d’hôpital. La paix revenue, elle se remet à écrire un roman par an et des pièces de théâtre à succès. Elle écrira jusqu’à la fin, en 1976. Elle est toujours à ce jour la romancière la plus vendue de tous les temps, juste derrière Shakespeare.

Aventurière et passionnée

Toute sa vie, Agatha Christie aura représenté le style de vie britannique, pourtant l’Anglaise adore quitter son île. Avec son premier époux Archie, elle se lance en 1922 dans un tour du monde de dix mois. En Afrique du Sud, elle découvre le surf. A Honolulu, où les femmes sont rares sur les planches, Agatha Christie réussit enfin à se tenir debout et passe ses journées à surfer… et se prélasser sur la plage. Le couple fait ainsi partie des premier·e·s Britanniques à s’être essayés à ce sport encore plus exigeant à l’époque qu’aujourd’hui. Après son divorce d’Archie, Agatha Christie reprend les bonnes habitudes et se rend au Moyen-Orient pour une croisière. C’est là, lors d’une visite d’un site archéologique, qu’elle rencontre l’archéologue Max Mallowan. De retour en Angleterre, elle et il se rapprochent et se marient. Après leur voyage de noces en Europe, Max doit retourner à ses fouilles. Agatha Christie veut le suivre, on lui interdit. Ce sera la dernière fois. Elle accompagna par la suite son mari dans toutes ses campagnes de fouilles au Moyen-Orient. L’archéologie devient sa passion. Elle qui aime faire, qui aime être utile, se met à participer activement aux fouilles. Elle nettoie et restaure les pièces découvertes, en réalise l’inventaire, les dessine et/ou les prend en photo. Elle s’occupe du ravitaillement du camp et est considérée comme à l’origine de l’atmosphère de sérénité et de convivialité propre aux campagnes des Mallowan. 

Des récits féministes

Qu’elle soit en pleine fouille archéologique ou dans sa grande demeure anglaise, Agatha Christie continue d’écrire. Dans ses romans, elle écrit des personnages féminins à son image: des femmes intelligentes, complexes et qui mènent leur vie comme bon leur semblent. Grâce à elle, les femmes dans les romans policiers ne sont plus décoratives ou simples victimes, elles mènent l’enquête. Parfois, elles tuent. Dans son ouvrage Agatha Christie: The Woman and Her Mysteries, la chercheuse Gillian Gill note que les hommes sont aussi fréquemment des victimes que les femmes, et les femmes aussi fréquemment des meurtrières que les hommes. Pas très réaliste, mais rafraîchissant. Loin du cliché de femmes fatales, les tueuses et détectives d’Agatha Christie sont tout à fait ordinaires, à l’image de Miss Marple, la “vieille fille” la plus connue du monde. Leur force vient de leur condition de femmes, de leur connaissance de la sphère domestique et des relations, de leur intuition mais aussi de la façon dont les hommes les ignorent. Elle estime d’ailleurs qu’Hercule Poirot n’aurait jamais accepté de résoudre un mystère avec Miss Marple car “Poirot, un égoïste de première, n’aimerait pas qu’on lui apprenne son métier ou qu’une vieille dame lui fasse des suggestions”. Fatiguée de ce “sale type narcissique”, comme elle le décrit dans les années 60, elle finit par mettre en scène sa mort dans son avant-dernier roman. Quoi qu’elle en dise, Agatha Chrisie était définitivement une féministe.

Aline Mayard 

5 femmes qui ont fait la Commune et dont on ne sait rien

Pour replacer la Commune dans la frise historique de la France, il faut faire un rapide détour par la Guerre franco-prussienne. Nous sommes le 4 septembre 1870 et c’est la défaite de Napoléon III à Sedan. Le peuple de Paris, loin d’être ok avec cette décision, envahit le Palais-Bourbon et proclame la République pour poursuivre la guerre. Un effort que les Parisiens -et les Parisiennes qui créent alors le premier bataillon des “Amazones de la Seine” pour défendre la ville-, porteront jusqu’au 28 janvier 1871 lorsque Paris capitule après un long siège et une famine dévastatrice. 150 000 personnes issues des classes aisées quittent la ville. Les autres se sentent trahies. Les forts sont livrés, les armes rendues. Mais pas toutes! Puisque les Parisien·ne·s ont cotisé pour une bonne partie des canons, ces derniers sont gardés dans les faubourgs de la capitale. Lorsque le gouvernement tente de les récupérer dans la nuit du 17 au 18 mars 1871 à Montmartre, les femmes sont les premières à intervenir: elles persuadent les soldats de se rallier à elles. Le peuple se soulève, l’administration quitte Paris: le 28 mars 1871, la Commune de Paris est proclamée et une “République parisienne” voit le jour.

L’idée que les femmes ont été passives et ne se sont réveillées qu’au XXème siècle est fausse!”

Évidemment absentes du gouvernement de la Commune pour des raisons juridiques, les femmes prennent part au débat en créant des clubs politiques populaires, des journaux, des soupes populaires ou des écoles mixtes. Loin du mythe de la pétroleuse que le roman national cherche à leur coller, les Communardes sont organisées et impliquées. Comme l’explique l’historienne Michèle Perrot: “L’idée que les femmes ont été passives et ne se sont réveillées qu’au XXème siècle est fausse!” Dans un gouvernement prêt à instaurer la séparation des Églises et de l’État, l’école laïque, gratuite et obligatoire, la suppression du travail de nuit pour les boulangers, la création des crèches, l’égalité du salaire hommes-femmes, l’interdiction des maisons closes (liée à l’époque à l’extrême pauvreté des femmes qui y font leur “cinquième quart”, comprenez une activité d’appoint) mais aussi l’autorisation de l’union libre, la place des femmes n’est pas anodine. Elles sont convaincues que dans cette politique expérimentale se trouvent les germes d’une révolution sociale et sont des milliers à s’investir. Retour sur 5 grands personnages qui militeront toute leur vie pour obtenir les droits qu’elles revendiquent durant cette période.

 

Louise Michel, la porte-étendard 

Plus connue pour sa légende de “veuve rouge” que pour ses actes, Louise Michel fut longtemps la seule femme à être mentionnée aux côtés des communards. Cette institutrice, née en 1830, infatigable féministe qui consacra sa vie à combattre les inégalités de genre, de classe et de race, est élue présidente du Comité de vigilance des citoyennes du 18ème arrondissement de Paris en 1870. Dès lors, elle joue un rôle central: elle anime le Club de la Révolution, rédige des articles pour le journal Le Cri du Peuple, sert comme ambulancière, participe aux batailles. Elle se rend le 24 mai 1871 et est envoyée en exil dans la colonie pénitentiaire de Nouvelle-Calédonie en héroïne. Là-bas, elle s’emploie à instruire les Kanaks et soutient leurs revendications anti-coloniales. Autrice de nombreux romans, pièces de théâtre et poèmes, elle voyage dans toute l’Europe et en Algérie, après sa libération, pour porter des discours féministes et anti-impérialistes. En 2020, l’artiste Banksy finance la transformation d’une ancienne vedette des douanes françaises en navire de sauvetage en Méditerranée qu’il baptiste Louise Michel, en la mémoire de cette anarchiste.

 

 

Nathalie Le Mel, la révolutionnaire

Plus de défaillances! Plus d’incertitudes! Toutes au combat! Toutes au devoir!”, exhorte Nathalie Le Mel, le 12 mai 1871 au club de la Délivrance. Cette libraire, ouvrière-relieuse, militante et féministe crée La Marmite, l’ancêtre de nos Restos du Cœur qui nourrit alors 8000 ouvriers dans 4 établissements parisiens, puis co-fonde l’un des premiers mouvements féministes de l’histoire en 1871, l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés. Présente aux combats sur la barricade de Pigalle, elle soigne également les blessés. Déportée avec son amie Louise Michel en Nouvelle-Calédonie sur la presqu’île Ducos, elle ne cessera de se battre pour l’égalité salariale entre hommes et femmes à son retour, dans les colonnes du journal L’Intransigeant. Elle meurt dans la misère à 95 ans à Ivry-sur-Seine. 

 

André Léo, la plume

Née Victoire Léodile Béra, elle fonde avec Paule Minck et Louise Michel, dès 1866, la Société pour la revendication des droits de la femme afin de défendre le droit à une école primaire laïque pour les filles, l’égalité d’accès au travail et l’égalité civique des femmes mariées. D’une famille bourgeoise et cultivée, devenue romancière, journaliste et théoricienne, elle publie en 1869 son texte le plus connu La Femme et les mœurs, liberté ou monarchie, dans lequel on peut déjà lire: “C’est encore une nouveauté presque bizarre que de revendiquer la justice pour la femme, (…) privée de toute initiative, de tout essor, livrée, soit aux dépravations de l’oisiveté, soit à celle de la misère, et partout soumise aux effets démoralisants du honteux mélange de la dépendance et de l’amour…” Sous la Commune, elle contribue à la création de l’influent journal La Sociale et y prône l’émancipation autant que le “ralliement de la paysannerie”: “Ils ont les mêmes oppresseurs (…) le socialisme doit conquérir le paysan comme il a conquis l’ouvrier.” Une plume acérée dans un esprit vif, qui sera oubliée de son vivant.

 

Paule Minck, l’oratrice

Alors qu’en 1868, la loi autorisant les réunions publiques est votée, une femme d’origine polonaise ne cesse de prendre la parole; 76 fois selon le décompte de l’historien Alain Dalotel. La même année, cette ardente républicaine fonde une organisation mutualiste féministe révolutionnaire, la Société fraternelle de l’ouvrière, et adhère à l’association Internationale des travailleurs en défendant les droits des femmes au travail salarié et l’égalité salariale. Cette femme, qui part même prêcher la bonne parole en Province où d’autres Communes se sont déclarées (Lyon, Saint-Etienne, Narbonne, Marseille, etc.), c’est Paule Minck, l’autrice du pamphlet Les Mouches et l’Araignée à l’encontre de Napoléon III. Elle parvient à s’échapper en Suisse avant son arrestation et ne rentre en France qu’à la proclamation de l’amnistie des Communards dix ans plus tard. Elle continue ses conférences et ses prises de parole dans la presse, participe au Parti ouvrier français en candidatant aux législatives de 1883 (sans en avoir le droit) et s’engage aux côtés des Dreyfusards. Une vie d’engagements.

 

Elisabeth Dmitrieff, la marxiste

Aristocrate russe arrivée à Paris en mars 1871 en tant que représentante du Conseil général de l’Internationale, la jeune femme de 19 ans a l’oreille de Karl Marx alors résident à Londres. Elle est l’une des fondatrices les plus actives de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, aux côtés de Nathalie Le Mel. Cette union, très centralisée, assure un contrôle continu dans tous les arrondissements de la ville pour procurer des soins aux blessés. La postérité lui prête souvent le rôle de conspirationniste étrangère venue semer la zizanie à Paris dans le rang des femmes. Pourtant, les textes prouvent qu’elle n’avait qu’un objectif: donner aux ouvrières le contrôle de leur propre travail. Réfugiée en Suisse, elle retourne dans son pays natal pour la fin de sa vie.

Bérengère Perrocheau

NB: Si ces 5 femmes et militantes appartenaient à l’élite, avaient eu accès à l’instruction et ont inscrit leurs noms dans l’histoire -rendant leur mémoires plus aisée-, n’oublions pas que la grande majorité des communardes étaient de simples ouvrières travaillant dans des métiers liés au textile, dont on retrouve les noms dans les archives de la police: notons Elodie Duvert, restauratrice, qui défendit les barricades, Marie Rogissart, couturière, qui organisa les femmes pour arrêter les réfractaires à la Commune, Marceline Leloup, couturière, qui représenta le 11ème arrondissement au Comité central de l’Union des Femmes, Sophie Poirier, couturière et présidente du Comité de vigilance de Montmartre, Blanche Lefèvre, blanchicheusse, qui fut tuée sur une barricade, Aline Jacquier, brocheuse, qui milita pour constituer des chambres syndicales chez les ouvrières, Eulalie Papavoine, couturière, ou Marie Limonier, apprêteuse, qui servirent comme ambulancières sur les champs de bataille, et tant d’autres.

Avec “Hôpital, si les gens savaient”, Nora Sahara dévoile le quotidien insupportable des infirmières en France

Cette femme a été submergée par la colère. Elle a été maladroite et a fait son mea culpa. Ça n’excuse pas les violences, certes, mais est-ce qu’elle méritait un tel acharnement? Je ne pense pas.” Lorsqu’on discute avec Nora Sahara à l’occasion de la sortie de son essai Hôpital, si les gens savaient (Éd. Robert Laffont), impossible de passer à côté du cas de Farida Chikh. Les images de cette infirmière de 51 ans violemment interpellée lors d’une mobilisation le 16 juin 2020 ont fait le buzz et son procès s’est ouvert le 22 février dernier pour “outrage”, “rébellion” et “violences” contre les policiers. Pour la journaliste et infirmière depuis 15 ans, qui signe son premier livre, aucun doute: la rage de sa collègue est partagée par l’ensemble d’un corps de métier à bout de souffle. “Sur le terrain, on n’en peut plus. Cette colère qui monte, si on ne l’entend pas, on va se retrouver dans une situation assez dramatique dans le pays.

C’est justement pour porter haut la parole de ses confrères et consœurs, après avoir été choquée par les vidéos de soignant·e·s gazé·e·s par les forces de l’ordre lors de manifestations entre 2019 et 2020, que la trentenaire décide de prendre la plume. “Je me suis dit qu’on était arrivé·e·s à un moment où l’on ne nous écoutait plus. J’ai eu envie de faire entendre nos voix.” L’autrice fait le choix de l’enquête et part à la rencontre d’une centaine d’infirmières -et d’un infirmier- “de 19 à 60 ans et de tous bords”, aux quatre coins de la France. De quoi capter des témoignages brutaux qui révèlent “le mal-être du métier” et résonnent avec son expérience personnelle, également racontée dans l’ouvrage en librairies le 18 mars. Nous avons posé quelques questions à Nora Sahara pour tenter de comprendre les souffrances d’une profession trop peu considérée. 

 

Les infirmières que tu as rencontrées ont accepté de se confier à toi à une condition: l’anonymat. Comment l’expliques-tu?

Elles ont eu peur des sanctions de leurs directions. Il y a une vraie omerta à l’hôpital. On ne dit pas que ça ne va pas. Lorsqu’on est lanceur·se d’alerte ou qu’on montre du doigt les problèmes du milieu, on est soit tout simplement viré·e, soit poussé·e vers la sortie par d’autres moyens. 

Quel est le principal sentiment que tu as retenu de ces entretiens?

Les infirmières sont impressionnantes d’abnégation. Il est souvent question de sacrifice dans leurs discours, notamment en ce qui concerne leur vie privée. Il faut savoir que lorsque les soignantes ont des jours de repos, ça n’est jamais un repos fixe. On peut les appeler à n’importe quel moment pour qu’elles remplacent quelqu’un par exemple. Je dirais aussi qu’elles font preuve d’une vraie résilience. Malgré les difficultés, elles prennent sur elles, jusqu’à ce que la corde lâche pour certaines. J’ai recueilli des témoignages qui m’ont bouleversée. Des femmes qui ont perdu leur bébé à cause de la charge de travail, des infirmières qui ont fait des tentatives de suicide… Je ne m’attendais pas du tout à ce que ce soit aussi violent humainement. La souffrance est énorme mais elles font bonne figure. Elles se taisent par peur que leurs dénonciations soient considérées comme une forme de faiblesse par leur direction et leurs pairs. A partir du moment où elles sont là pour soigner, elles ne sont pas patientes, elles n’ont pas le droit de se plaindre. 

Comment décrirais-tu les conditions de travail des infirmières? 

Elles sont catastrophiques! On leur en demande toujours plus avec toujours moins de moyens, moins d’effectif… Il y a le manque de personnel, de matériel ou de protections qu’on a pu observer dès le début de la crise du Covid et qui a un impact direct sur la qualité du soin. Les infirmières avec lesquelles j’ai discuté se sentent amputées de leur vocation. Elles n’ont pas le temps de prendre soin des gens comme elles le souhaiteraient. Quand on parle de soin, il ne s’agit pas uniquement de l’aspect technique. Il y a aussi le relationnel. Et souvent, leurs conditions de travail ne leur permettent plus de discuter avec les patient·e·s, de les rassurer une veille de chirurgie, par exemple. Elles n’ont pas signé pour ça. Le/la patient·e n’est plus au centre du soin à l’hôpital: il/elle a été remplacé par la rentabilité. D’ailleurs, on ne parle plus de “patient·e·s” mais de “lits”. Ça dénote un vrai manque d’humanité. 

Penses-tu que la crise liée au Covid-19 a permis une prise de conscience des Français·e·s concernant les conditions de travail des soignant·e·s? 

Je pense qu’une grande majorité de Français·e·s était déjà consciente de cette réalité. On entend souvent des patient·e·s nous dire “Je sais que vous avez beaucoup de travail, je ne veux pas vous déranger”. Parfois, ils/elles n’osent même pas nous appeler alors qu’ils/elles ont besoin de nous, parce qu’ils savent que nous sommes débordées. Je dirais également que les Français·e·s font partie des victimes collatérales de ce système: leur prise en charge est bâclée. 

D’après une enquête de l’Ordre national des infirmiers publiée en octobre 2020, près de 40% des infirmier·e·s souhaitent changer de métier. La crise liée au Covid-19 a été un déclencheur selon toi?

La crise que nous vivons actuellement est un accélérateur de ce qui était prédominant à l’hôpital. Beaucoup de soignant·e·s songeaient déjà à arrêter. Cette crise va leur faire passer le cap. Et la tendance risque de se poursuivre. C’est l’un des messages que je veux délivrer avec mon livre: si l’on ne change pas les choses aujourd’hui, demain il n’y aura plus de soignant·e·s à l’hôpital. 

Tu écris dans ton essai que “le symbolique n’a plus sa place”. Qu’attends-tu des pouvoirs publics?  

On attend juste d’avoir de meilleures conditions de travail. Par exemple, je trouvais que le Ségur de la santé était une bonne chose lorsqu’il a été lancé. On allait enfin pouvoir agir. Mais est-ce qu’en six semaines de négociations on peut remettre sur pied un système qui s’effondre? Est-ce que c’est suffisant pour augmenter les salaires? Les soignant·e·s avaient demandé 300 euros d’augmentation pour être dans la moyenne européenne des salaires. Là, on leur en donne 183 et tous les acteur·rice·s du monde de la santé n’y ont pas droit. Les infirmières libérales ont été totalement oubliées par exemple. Le gouvernement a fait quelque chose de symbolique, parce qu’on était pris par l’émotion et l’urgence de la crise sanitaire. Ça n’est pas suffisant. Finalement, quand les soignant·e·s parlent du Ségur, deux mots reviennent: “mascarade” et “imposture”. Il faut que la situation change.

Propos recueillis par Margot Cherrid

Dans “Titanic”, Jack Dawson est-il un allié ou un mansplainer?

Je dois l’avouer, quand Titanic est sorti, je suis allée le voir deux fois en un week-end au cinéma. Pas seulement parce que c’est un bon film mais surtout pour Leo Di Caprio, alias Jack Dawson. Qu’est-ce que c’était frustrant de le voir mourir à la fin sur cette porte assez large pour deux! Quelle colère éprouvait-on avec ma meilleure amie que Jack se sacrifie pour sauver Rose! Nous, on l’aurait sauvé, disions-nous!

Aujourd’hui, je le pense encore mais pour une tout autre raison: Jack aurait pu survivre, pas parce qu’il est beau, mais parce que ce n’est pas le rôle des hommes de protéger les femmes. De les sauver.  

Même s’il est le héros de mon adolescence, je m’aperçois maintenant que Jack, aussi sympathique soit-il, incarne une masculinité idéalisée et prompte au mansplaining, qu’il est nécessaire d’interroger si on veut déconstruire les stéréotypes et binarités de genre et repenser les relations amoureuses.

 

Female gaze?

Cela fait plus de vingt ans que Titanic est sorti mais ce film n’a pas cessé de faire parler de lui. Iris Brey, autrice de Le regard féminin: une révolution à l’écran, l’a remis sur le devant de la scène en le citant parmi une liste de films mettant en scène un regard féminin (ou female gaze, par opposition au male gaze théorisé par Laura Mulvey). Comme l’explique la critique de cinéma, pour une fois, c’est une femme qui raconte l’histoire, une femme âgée d’ailleurs qui continue de désirer. Et puis, une jeune femme de 17 ans élevée dans un milieu ultra-conservateur qui demande à un homme de faire son portrait toute nue, c’est quand même sacrément badass.

Pourtant, malgré la narration féminine de ce film et des scènes rafraîchissantes (le rapport sexuel, parmi d’autres), j’y ressens, personnellement le poids du regard masculin auquel on nous a depuis longtemps habitué·e·s. Prenons le fameux portrait. C’est vrai que celui-ci est voulu par Rose qui devient ainsi maîtresse de son propre désir. Toutefois, quand je revois la scène, j’ai une impression de déjà-vu qui n’a rien à voir avec le fait que c’est la dixième fois que je visionne le film. Devant nous, c’est encore et toujours une femme nue, regardée et célébrée par un homme artiste et habillé, renforçant donc l’idée que ce qui est excitant pour une femme, c’est d’être regardée et désirée par un homme, et qui plus est un artiste. Pourquoi pas, me direz-vous, si c’est le désir de Rose, et je suis bien d’accord mais, pour une fois, cela aurait été intéressant de filmer le désir et le regard d’une femme sur le corps d’un homme, ou d’une femme, et pas seulement sur ses yeux et mains d’artiste. Or le corps érotisé de Jack reste le grand absent du film.

“Il est plutôt gentil et son regard est souvent positif mais il sert néanmoins un schéma de contrôle.”

La première rencontre confirme cette idée. On nous montre en effet comment Jack voit Rose, comment il la fixe longuement. Si Rose s’aperçoit de son regard, il n’est pas question d’exposer ce qu’elle voit, elle. C’est toujours Jack qui la regarde et qui la comprend – I see you (“Je te vois”), lui dit-il d’ailleurs. Il se trouve qu’il est plutôt gentil et que son regard est souvent positif mais il sert néanmoins un schéma de contrôle quand, par exemple, il déclare à Rose qu’elle est une “spoiled little brat”  (“une enfant gâtée”) mais que, grand seigneur, il l’aime malgré tout -rappelons quand même qu’elle a tenté de se suicider quelques jours plus tôt pour échapper à un mariage forcé avec un homme qui s’apprête à la violer toute sa vie; pas vraiment une pourrie gâtée, donc.

 

Jack ou Monsieur “Je t’explique la vie” 

Pendant les quelques jours de leur relation, Rose apprend beaucoup de choses… et pour cause, Jack passe son temps à lui enseigner comment se comporter autrement. Il lui apprend à cracher, à danser, à faire l’oiseau/ “roi du monde” à la proue d’un bateau, à survivre et, un jour, s’il avait pu, il lui aurait appris à mâcher du tabac comme un homme, à faire du cheval comme un homme… Alors certes, ouvrir l’horizon de son éducation étriquée est libérateur pour Rose, mais doit-elle toujours être l’élève d’un homme, aussi libre et effronté soit-il ?

On pourrait répliquer qu’il est compréhensible, étant donnée sa situation sociale, qu’elle soit moins débrouillarde que Jack, mais quand on voit comment elle remet l’homme d’affaires J.B. Ismay à sa place avec une référence freudienne sur l’obsession masculine pour la taille, on se dit qu’elle pourrait bien avoir une ou deux choses à partager avec Jack. Mais non, Jack a tout vu, tout connu, tout appris: la température de l’eau de l’Atlantique, l’Europe, les techniques picturales de Monet (alors même que c’est Rose qui collectionne ses peintures, c’est Jack qui les lui explique) et Rose l’écoute bouche bée –comme si la dissymétrie de leurs classes sociales avait besoin d’être rééquilibrée afin que le personnage masculin reste supérieur.

Titanic restera l’un des films chouchous de ma jeunesse mais son héros masculin me semble tributaire d’une vision datée de la masculinité surtout quand on le compare à des séries contemporaines comme Normal People mettant également en scène une relation passionnelle entre une fille d’une famille riche et un jeune homme issu d’un milieu populaire.

 

Près de 100 milliards d’euros par an: le coût de la virilité selon l’historienne Lucile Peytavin

95,2 milliards d’euros par an. C’est la somme qu’économiserait la France si les hommes se comportaient comme des femmes. Dans Le Coût de la virilité (Éd. Anne Carrière), en librairies depuis le 5  mars, l’historienne Lucile Peytavin révèle à coups de calculs et d’analyses une réalité brutale. Tous et toutes payons aujourd’hui lourdement les frais humains et économiques de l’éducation virile de la moitié de la population française. Pire: cette contribution financière forcée semble impossible à remettre en question.

Lorsqu’on lui demande comment lui est venue l’idée de s’attaquer à cet angle mort du féminisme, la trentenaire remonte trois ans en arrière. “Je suis tombée sur le pourcentage d’hommes dans la population carcérale française, qui est de 96%. J’ai ouvert les yeux: les hommes sont responsables de l’immense majorité des faits de violence, de délinquance, de criminalité ou encore de comportements à risque dans notre société. Derrière ces comportements, il y a des services de police, parfois des enquêtes, des frais de justice, des victimes, peut-être des vies brisées… Je me suis dit assez naturellement qu’il fallait calculer le coût de ce phénomène.” Après le calcul, viennent les pistes de réflexion. Pourquoi s’interdit-on d’utiliser le prisme du genre pour s’attaquer au problème des violences? Avec quels arguments continue-t-on d’excuser les comportements dangereux de certains hommes? Comment faire bouger les lignes? Autant de questions abordées dans un premier essai passionnant et sur lesquelles l’autrice a accepté de revenir avec nous. Interview.

 

Concrètement, le coût de la virilité c’est quoi?

Il s’agit des sommes qui sont supportées par l’État et la société pour faire face aux comportements asociaux des hommes. Ces derniers sont surreprésentés dans tous les types d’infractions et notamment dans les plus graves. 99% des auteur·rice·s de viols, 86% des auteur·rice·s de meurtres, 85% des auteur·rice·s de vols avec violence sont des hommes. Tout cela a un coût. À la fois un coût direct pour l’État en frais de forces de l’ordre, de service de justice ou de santé, et un coût indirect supporté par la société. Celui-ci est notamment lié aux souffrances physiques et psychologiques des victimes qui peuvent être financièrement calculées en s’appuyant sur la perte de productivité de ces personnes. J’estime le coût total de la virilité à près de 100 milliards d’euros par an. 

100 milliards d’euros, c’est énorme…

C’est colossal. Ce chiffre est équivalent au déficit annuel du budget général de la France. Si l’on économisait ce coût de la virilité, le budget serait à l’équilibre. Pour donner un autre ordre de grandeur, on estime que 7 milliards d’euros sont nécessaires pour éradiquer la grande pauvreté en France et que la dette de l’hôpital public est de 30 milliards d’euros. Si les hommes se comportaient comme des femmes, les conséquences ne seraient pas uniquement économiques. Le niveau de délinquance et de criminalité baisserait drastiquement et nous n’aurions plus peur de marcher seul·e·s dans la rue ni de nous faire agresser dans le métro. Les Français·e·s vivraient dans une société nettement plus riche et seraient beaucoup plus libres parce qu’en sécurité. 

Quel lien existe-t-il entre les comportements asociaux des hommes et l’idée de virilité?

Il y a une acculturation, une assimilation de la violence tout au long de la vie des garçons qui se fait à travers l’éducation qu’on leur donne et qui repose sur les valeurs viriles. Les parents interagissent avec leur bébé en valorisant sa force et sa vigueur. Très rapidement, les jeux vont tourner autour de bagarres, de batailles, avec des armes factices par exemple. Dans la culture, la notion de virilité est très présente également. Les héros sont des hommes qui s’adonnent à une certaine forme de violence et auxquels les garçons s’identifient. L’adolescence est un moment de cristallisation de la construction de cette identité virile. Les garçons vont rejeter toutes les personnes qui ne répondent pas à ces injonctions à travers des insultes, des coups… Ils vont aussi chercher à montrer qu’ils résistent à la douleur.

Étant donné que les acteur·rice·s de comportements asociaux sont principalement des hommes, l’État ne devrait-il pas en faire des cibles particulières de campagnes de prévention, par exemple?

C’est une question tout à fait légitime. Aujourd’hui, on s’appuie sur d’autres critères. Par exemple, les politiques publiques qui sont mises en place par l’État pour lutter contre la délinquance sont dirigées vers certaines zones géographiques. Les campagnes de sécurité routière contre l’alcool au volant s’adressent en premier lieu aux jeunes. À aucun moment l’État ne prend en compte le premier critère qui définit le profil des délinquant·e·s à savoir le sexe et, in fine, le sexe masculin. Je me pose donc la question de l’efficacité des politiques publiques qui ne prennent pas cette réalité en compte.

Pourquoi refuse-t-on de nommer cette réalité?

Il y a une véritable résistance autour de cette question de la virilité. On se dit encore que les hommes sont violents par nature. Qu’ils sont comme ça, qu’on ne peut rien y faire. Je dirais aussi que dans notre société, le comportement des hommes représente la norme dans l’imaginaire commun, ce qui empêche une remise en question. C’est un mécanisme qui invisibilise les conséquences de l’éducation virile.

Ton approche est novatrice. Parler gros sous, ça peut permettre une prise de conscience selon toi?

Tout à fait. C’est quelque chose qui n’a jamais été fait, c’est une nouvelle ouverture sur ce problème, un nouvel argument pour déconstruire la virilité. On ne pourra plus dire qu’on ne savait pas. Les chiffres sont là. Ils relèvent de l’objectivité. Le coût de la virilité touche financièrement chaque citoyen, femmes et hommes! D’ailleurs, les hommes sont bien évidement eux aussi victimes de cette éducation virile. Je pense à tous ceux qui ne répondent pas aux injonctions, qui sont rejetés, mais aussi à ceux qui y répondent en se mettant en danger pour se prouver qu’ils sont forts. Pour ne citer qu’un chiffre, les hommes ont trois fois plus de risque de mourir d’une cause évitable avant 65 ans que les femmes. 

Comment en finir avec cette éducation construite autour de la notion de virilité?

La première chose à faire, c’est de poursuivre les recherches sur le coût de la virilité. Mon travail n’est qu’une première pierre et doit être complété. Il y a énormément de chiffres encore inaccessibles et beaucoup d’infractions pour lesquelles les données ne sont pas ventilées par sexe. Ensuite, il faut parler de ce sujet pour permettre de déconstruire les schémas dans lesquels on vit. C’est ambitieux, mais puisque ça se joue à toutes les strates de la société, nous avons besoin d’une prise de conscience à chaque niveau.

Propos recueillis par Margot Cherrid

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